Nostalgies

Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre mes andouillettes et je me dis que c’est tout de même bizarre, les andouillettes ça devrait être chez un charcutier, surtout que les charcutiers, ça survit mieux dans les petites villes que les bouchers, parce que le charcutier est traiteur, oui Madame, et c’est bien pratique pour toutes les vieilles dames qui achètent des carottes râpées et des pieds paquets (quoique ça finit par coûter cher, mais d’un autre côté, sortir le robot pour râper ses carottes quand on est seule … ça fait beaucoup de carottes, ou alors peu de carottes et beaucoup d’embêtements, le robot est lourd, il faut tout démonter pour le nettoyer et la râpe ne s’essuie pas au torchon et elle reste sur l’égouttoir et ça fait désordre dans la cuisine) — oui, d’une part les bouchers disparaissent, surtout avec cette mode vegan — ça devrait être interdit, que vont devenir les bouchers ? — et d’autre part, les andouillettes, hein… Dédé devrait se faire charcutier. Mais je ne vais peut-être pas le lui dire tout de suite, pas envie de me prendre une mandale.


Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre mes andouillettes — AAAAA, bien sûr, je ne me souviens jamais de ce que ça veut dire mais je compte sur mes doigts — Auguste Andouillette Authentique d’Appellation Ancestrale, ça fait cinq — Authentique Andouillette — il me semble qu’il y a ami ou amical — Authentique Andouillette des Amis de l’Andouillette Authentique (ça c’est pas mal, ça pourrait être ça) — Andouillette Absolument Authentique pour Ardents Amis ? Adolescents Affables ? Adultes Adultères ? Facile d’écrire huit mille signes, il suffit de combiner le TLFi [1]. Je compte sur mes doigts et pense à l’andouillette pour oublier que désormais AAAAA me rappelle New York, 2008, les agences de notation qui vous dégradent de AAAAA(h), Actions Aventureuses À l’Aspect Attrayant, à DDDDD, Dette Dramatiques se Dissolvant en Démoniaque Déconfiture. (Ah, Dédé, Dédé, que de pensées divaguées pour tes accortes andouillettes à l’étal.)

Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre mes andouillettes et je tombe en plein drame : Dédé part à la retraite. « Le RSI m’a dit, c’est maintenant ou vous perdez les aides qu’on peut vous versez pour votre départ à la retraite. Mais c’était pas prévu, j’ai pas d’gras, ke j’réponds (dit-il alors qu’il est quasi obèse — mais l’heure est grave, personne ne sourit dans la boutique), comment je paie mes fournisseurs ? La nana derrière son guichet, èm’dit : « vous vous déclarez en faillite et vous ne les payez pas ». Mais je peux pas faire ça à mes fournisseurs ! Comment je fais, moi ? » Dédé est désemparé, Dédé est désespéré. Ça vous fend le cœur. Dédé, c’est le type qui fume lui-même son saumon, le meilleur saumon de Noël, dans son fumoir. Dédé, il a des idées et le sens du client, il a ouvert dans les six mètres carré à côté de la boutique une pièce avec trois tables et des chaises. Il n’a pas le droit de faire restaurant, il y faudrait d’autres autorisations, d’autres aménagements (il nous a tout expliqué en détail un soir mais j’avais déjà trop bu de cidre). Alors les assiettes, les couverts et les verres sont sur l’étagère à l’entrée et il faut mettre soi-même la table avant de commander. Ensuite seulement il accepte de vous apporter les galettes garnies avec les produits de la boucherie-charcuterie (en fait, Dédé est largement charcutier). Sa femme, son tiers plutôt que sa moitié, (plaisanterie rebattue qui décrit la réalité) a travaillé dans un grand hôtel près de l’opéra Garnier : « j’étais chargée de préparer le chocolat, avec le chocolat fondu dans une aiguière d’argent. Un jour on m’envoie porter un chocolat dans une chambre, avec le plateau, la tasse, l’aiguière, le lait. J’arrive devant la porte, il y a une femme qui crie derrière. Je n’ose pas frapper, j’attends, et dès que ça se tait je frappe et j’entre. Je vois un gros monsieur, seul, alors je dis : « elle est où la femme ? J’ai entendu une femme. » Il se met à rire puis à chanter : c’était lui ! Alors il m’a donné un billet pour que j’aille l’écouter, et ensuite j’ai assisté à toutes les représentations, il me faisait toujours parvenir des billets pour l’opéra ». Dédé et Yvette vont partir en Bretagne pour s’occuper de la mère d’Yvette ; pour payer les charges et les fournisseurs avant de mettre la clé sous la porte, le fils de Dédé a ouvert une cagnotte Leetchi. Les clients se cotisent pour payer les dettes de leur boucher-charcutier, putain de RSI. C’est bien beau, mais où irai-je chercher mes andouillettes quand Dédé sera breton ?

Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre mes andouillettes et je me dis Damned, heureusement que Philémon a rappelé que la date limite des textes pour le prix Jacques Teillaud est le 27 juin (anniversaire de Philémon, j’y songe. Sans doute est-ce pour cela qu’il s’en souvient. Ou aurait-il l’intention de concourir ?) Je pensais avoir jusqu’en septembre. Faut bien avouer que si j’écris, c’est juste pour pouvoir m’asseoir au café Odette et Aimé avec les poteaux de Jacques. Les poteaux de Jacques… Mais en fait, qui sont-ils ? Lorsque j’ai découvert Jacques sur FB, j’ai cru que c’était un compère de longue date de tous, sauf de moi-même, dernier venu (ô paranoïa des petits-derniers). Il avait écrit Oulipotes, c’était forcément un vieux poteau IRL.

Ou non ? un vieux poteau internautique, un récent poteau internautique, adopté aussitôt à cause de sa gouaille et de son bon sens ?

Qui d’entre nous a rencontré Jacques ? Qui a connu la pièce de Rochechouart à deux pas du château, comblée par les livres et les bouteilles ?

Je ne me souviens plus très bien : de livres ? de bouteilles ? de cartons, de magazines, de photos ? Faisait-il le ménage lui-même ? Ne risquait-on pas un jour de voir titré « Exaspérée par le capharnaüm, la femme de ménage étrangle le septuagénaire avec le tuyau de sa bouteille d’oxygène » ? Jacques, sais-tu que je me suis dit en te regardant allumer ton petit cigare que ce serait inattendu de mourir ainsi, dans l’explosion de ta bonbonne touchée par une allumette ? Je serai bien resté plus longtemps à risquer ma vie à chacun de tes cigarillos, à goûter tes whiskies et à manger de ce merveilleux boudin aux châtaignes (il faut que je trouve Dédé, ton Dédé, et non le mien (car nous avons chacun notre Dédé)) pour goûter à nouveau de ce boudin). J’ai regardé les photos au mur, tes solennelles photos en kimono avec ton maître, tes photos avec ton ami CRS — toi, un ami CRS ? et je t’en ai aimé davantage, pour cette ouverture d’esprit, cette absence de préjugé ou cette capacité à passer outre. Tu racontais des histoires, des histoires de prof et d’élèves, d’amant et de maîtresses. Tu convoitais une jolie dame, tu as fait des kilomètres, je crois me souvenir que tu as fais chou blanc avec la dame mais qu’elle a eu gain de cause : tu as adopté Rididine, ta comtesse, ta duchesse, qui nous contemple avec dédain chaque fois que nous passons sur ta page.

Par définition, Jacques, les amis partent trop tôt et toujours au mauvais moment. J’aurais bien aimé savoir ce que tu aurais pensé des gilets jaunes noyautés par les fachos, des médias qui partent dans le décor, du monde un peu plus fou chaque jour, comme j’aimerais bien connaître l’analyse de Coluche ou de Wolinski ou de Reiser, par exemple. Mais d’un autre côté… tant mieux tant mieux pour toi, tu n’as plus à te préoccuper de tout cela, si futile par rapport à un boudin aux châtaignes et à une jolie dame. J’espère que tu t’es fait des potes, peut-être parmi ceux que je viens de citer, que tu nous oublies un peu mais pas trop, et que tu te marres doucement en pensant que nous devrions moins nous en faire.


[1] Trésor de la Langue Française informatisé (on remarquera que tout texte est une combinaison du TLFi).

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