DEUX ANDOUILLETTES, LA SECONDE
Dès l’aurore par la fenêtre
entrouverte, j’entends le rideau de fer se lever. Moi, cela fait déjà une bonne
heure que je suis fin prêt. Puis c’est le cheminot qui va claquer la porte
palière et s’en aller avec sa gamelle sur le dos. Deux goulots qui dépassent la
tête pour toute cargaison d’oxygène. Forcément il fait l’aller retour sur sa
ligne de banlieue. Il va finir par se taper un lumbago à force de trimbaler
autant de bouteilles pleines. En revanche, en rentrant le soir il ne fait pas
le poids avec ses litrons éclusés qui s’entrechoquent dans sa besace mal
arrimée à chaque écart de conduite de ses pas de guingois. En attendant, je
file chercher la solution du dernier sudoku tenté sans succès, sans oublier ma
demi baguette.
Et enfin, me voilà, c’est moi. Je
ne vais pas lever le pied. Encore un matin j’arrive à la boucherie de Dédé pour
y prendre mes andouillettes. Je suis toujours à pied d’œuvre. C’est Dédé en
personne qui me les tend. Personne à la caisse, c’est lui aussi qui encaisse.
Je n’ai pas vu la concierge en sortant, elle doit savoir, elle m’aurait dit.
Elle sait tout avant tout le monde et sur tout le monde. Même sur moi elle en
sait des choses intimes. Même sur le chat de gouttière qui fait ses courses
dans la poubelle du boucher. En plus de
ça, elle ouvre le courrier pour mieux être au parfum du chez soi de chacun.
Elle doit prendre des notes je suppose pour ne pas s’emmêler les pinceaux entre
locataires. Je l’entends comme si elle était là dans la file d’attente. Mon
pauvre monsieur, je vous dis pas, si vous saviez ! La femme du boucher,
pardi, ce qu’il lui est arrivé, je ne vous en parle même pas, si vous
saviez ! Aux dernières élections, elle avait dit que ce serait machin qui
serait élu, elle le savait comme si c’était sûr. Et bien non, ce fut l’autre. Et
comme faut pas lui bourrer le mou, depuis elle ne vote plus en criant sous tous
les toits que ce sont des magouilles exprès pour la contredire dans ses plans
sur la comète.
Je recompte mes pièces pour la
deuxième fois. J’attends de pied ferme, les pieds et poings liés car pas
question de m’en aller avant de savoir. Dédé sert un autre client en me
lorgnant par-dessus la lame de son couteau. A croire qu’il doit croire que je
crois qu’il m’a volé en me rendant la monnaie. Ils n’ont pas eu de gosse, alors
elle n’est pas restée au chevet de son rejeton qui a la fièvre. Ou alors elle
ne s’est pas remise de ne pas avoir eu d’andouillette à me servir samedi
dernier. Ou alors elle est souffrante, alitée dans l’arrière-boutique avec le
thermomètre en apnée entre les seins. Ou alors ses varices lui font des
vaguelettes tout du long de ses coronaires. Pourquoi, mais pourquoi donc j’ai
été lui tisser des varices aux jambes nom d’un chien de nom di diou. Quelle
andouille, pas malin sur le coup, il suffisait que je lui enfile une paire de
bas résille et ce matin elle était à son poste.
Qu’est-ce que je fais ? Je
rentre en rencontrant la concierge qui me raconte l’histoire la bouche pleine.
Je ne peux pas rester planté là, il y a la queue, il n’aura pas le temps de
m’expliquer et si ça se trouve, cela ne me regarde pas, ni les autres personnes
présentes. Et en voilà encore deux de plus qui s’amènent pour acheter leur
pâté. Je sors penaud. Pas d’écriteau sur la porte ni sur la vitrine et Dédé
n’avait pas l’air triste, ce n’est pas dans ses habitudes non plus de se lever
du pied gauche. Suis-je bête, j’ai le
journal. Vite à l’appart en évitant la concierge. Je vais éplucher les annonces
nécrologiques pour commencer. D’ordinaire je passe dessus ou alors j’y jette
juste un œil en dernier quand j’ai tout lu le reste, des gilets jaunes pupilles
de la nation jusqu’aux retraites chapeau.
Mince, c’est quoi leur nom de
famille. Oups, deux andouillettes par terre, c’est écrit sur leur papier
d’emballage mais je n’y ai jamais fait gaffe jusqu’à présent. Pour moi c’est
Ginette et Dédé, même pas André, point barre. Ouf ! Il y a toujours les
deux prénoms d’écrit, c’est bon signe. Je rince les andouillettes sous l’eau.
Je les descendrais à la concierge si je ne trouve rien dans le journal. La page
des sports, je peux passer, pas de risque d’y rencontrer ma bouchère même en
haltérophilie. Rien non plus dans les petites annonces du genre boucher vend sa
femme au kilo. Et pourquoi pas après tout à bien y réfléchir. Je vais peut-être
retrouver la Ginette dans mes andouillettes, saucissonnée et assaisonnée par
son mari. Comme il a bon pied bon œil, il a cru qu’on avait une liaison à me
voir venir tous les matins, alors il va me la servir jour après jour,
andouillette par andouillette. A raison de deux par journée et vu le gabarit,
j’en ai largement jusqu’à Noël bien tassé. Et encore je ne compte que le haut,
la partie émergée de la carcasse. On fêtera sûrement le nouvel an ensemble, je
la piquerai avec la fourchette pour ne pas qu’elle m’éclate dans la poêle à
frire.
Je ne vais pas tenter le coup de
retourner au magasin, cela serait louche car je n’y vais qu’une seule fois. Ne
pas éveiller de soupçons dans les métiers de bouche. La concierge aussi elle
fait dans la même corporation à mi-temps avec le balai brosse. Je me demande
parfois si elle ne s’occupe pas aussi du Dédé. Je n’ai pas trop de bile à me
faire sous cet angle là, il n’a pas les horaires adaptés pour. La concierge,
elle l’aime bien la Ginette, elle en mangera. Amenons-lui les deux suspectes.
Justement elle est dans le hall d’entrée à se prendre le chou avec une dame.
Descendons prudemment sans faire craquer le parquet. La voix, la voix, mais,
mais c’est celle de Ginette ma parole.
Ah vous voilà monsieur Paul, vous
vous rendez compte, madame est partie voir sa mère sans me prévenir. Vous
m’auriez demandé, je vous aurais inventé une excuse du genre, je sais pas moi,
je suis prise au dépourvu, voyez vous. Tenez, par exemple. Vous savez la
dernière ? Comment donc, vous n’êtes pas au courant ? C’est du tout
frais, c’est arrivé du matin même. La bouchère, monsieur Paul, elle s’est percé
une varice au crochet des saucisses sèches. Si c’est pas malheureux, on est peu
de chose sur Terre comme je vous dis. Direction l’hosto. Dame non, je sais pas
pour combien de temps elle en a. Monsieur Dédé m’a demandé si je pouvais la
remplacer au pied levé pour lui tirer une épine du pied mais j’ai refusé
poliment, car moi quand j’encaisse c’est pour ma pomme, alors pour lui éviter
une faillite en règle j’ai dit non. Les andouillettes ? Mais si bien sûr
qu’il en vendra quand même, ne vous faites pas de souci de ce côté-là.
Peu de chose sur la Terre, enfin
la Ginette, elle lui en fait supporter quand même pas mal de kilos à la
planète. Mais il ne faut pas lui faire de la peine à la patronne, le paquet dans ma poche, ni vu
ni connu. Elles en auront subi ces deux là, je parle des andouillettes, les
seules que Ginette ne m’aura pas servies. Du coup personne ne les mangera.
Moi qui la voyais un pied dans la
tombe et six pieds sous terre, je retombe sur les miens. Ginette est bien sur
pied. Même au pied du mur, il me faut quand même garder les pieds sur terre, ne
pas me jeter à ses pieds. Enfin, au bout de cinq ans de voisinage, ce n’est pas
rien et ça crée des liens à ne pas fouler au pied. Bref j’ai pu ce jour-là
découvrir la femme du boucher toute entière, de pied en cap. Du haut en bas et
par les travers. Bon, c’est vrai, ça me fait une belle jambe, elle tenait sa
valise à bout de bras. Tel un pied de nez au destin, ça lui masquait en bonne
partie les jambes. Mais pour le peu que j’en ai vu et depuis le temps que je
faisais le pied de grue, ça vaut le coup d’y remettre les pieds dès demain matin chez Dédé pour de nouvelles
aventures abracadabrandouillettes.
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