Dédé au Mont Kazbek [deuxième épisode]

Grand soleil à Tbilisi ! Tant de choses à montrer à Sandrissima ― et à Dédé qui squatte mon lobe frontal et n’en perd pas une goutte par l’orifice du troisième œil, celui de cyclope planqué sous ma frange ―. Les tchourtchkhelas pendouillent sur les fils tendus en travers des kiosques dans les rues descendant vers Meidan Square. Ribambelles dans un camaïeu dégradant les couleurs chaudes du grenat au beige, en passant par le violet, le lie de vin, le terre de Sienne, le garance, le rouge coquelicot, le jaune poussin, le rose crevette, le gris de sable… Dédé, intrigué, frétille et toque discrètement contre ma tempe : Qu’est-ce que c’est que ces saucisses ? Que mettent-ils dedans pour leur faire ces grosses bosses en chapelet, comme le python du Petit Prince qui a avalé un éléphant ?! Pardi, Dédé, mais t’es obsédé avec tes charcutailles ! Ce n’est pas des saucisses, voyons ! C’est la friandise nationale de Géorgie… des noisettes, des p’tites prunes, amandes ou noix enfilées sur un fil puis trempées dans un brouet sirupeux de jus de raisin… J’en ai rapportées plusieurs à Panam l’an dernier et quand ma Prune a vu la moitié de tchourtchkhela que j’ai accrochée à un clou… elle a cru que c’était un godemiché ! Sandra veut en acheter mais ce n’est pas facile d’en conserver dans le sac sans les casser en deux… on verra plus tard. Le quartier ottoman s’offre au soleil matinal sur les contreforts de la falaise qui mène au jardin botanique. On se déchausse pour entrer sur le tapis d’amarante, dans la salle de prière de la mosquée. Étagères de livres reliés aux pages en caractères arabes, aussi sibyllins, pour nous, que ceux de l’écriture géorgienne qui ne ressemblent à rien que nous connaissions… avant de découvrir les écriteaux et toute forme d’écrits de ce pays. L’iman nous salue et on ressort sans interrompre la méditation d’un homme en tailleur au milieu  de la pourpre, de l’écarlate,  du  vermillon des coussins et des tapis. D’étroits casiers à l’entrée recueillent les affaires personnelles des fidèles ; ça me rappelle les cases chez Chartier où autrefois les habitués rangeaient leur serviette dans leur restaurant Faubourg Montmartre. Arrêt-pipi aux toilettes à la turc dans la cour immaculée. Pas de papier ; un robinet, un arrosoir et une cuvette pour les ablutions. Raideur d’escaliers métalliques à la West-Side-Story et descente en colimaçon vers les sources sulfureuses alimentant les bains brûlants de Tbilisi où on raconte qu’Alexandre Dumas, fessé par un masseur indélicat, appela « Maman, au secours ! »  Je les ai testés en 2018, nue comme un ver dans le plus populaire du quartier, le fameux « n°5 » où j’ai passé 2 heures au sein d’une douzaine de babouchkas, de noir vêtues dans le vestiaire puis, une fois dépouillées, blanches dans leur peau flétrie malaxée par les onguents et les baumes passant de main en main. Elles s’échangeaient  emplâtres, liniments aux secrets de femmes et m’ont prise en pitié, moi maigrichonne et seule pieds nus dans la pièce où j’ignorais qu’il aurait fallu venir munie de tongs. Elles m’ont passé un tube au contenu inconnu… âcre pommade odorifère dont je me suis enduite comme elle me l’ont signifié, en riant, par force gestes éloquents…  Impression de baigner dans un tableau orientaliste d’Ingres ou d’Étienne Dinet.

Dédé, terrorisé en entendant ces récits de mon expérience dans ces lieux de nudité, se recroqueville derrière mon hypothalamus. Sa pudeur outragée à l’idée de pénétrer dans cette antre de lubricité le fait trembler de tous ses membres. Il est vrai que les photos dignes du  kamasutra  affichées dans le couloir ont de quoi le faire freiner des quatre fers. Pour apaiser Dédé-le-pudique, je dirige Sandra vers le Pont de la Paix, tout neuf, en verre et en acier qui s’élance en travers de la Koura. Un engin activé par des ouvriers Géorgiens en gilets jaunes aspergent les carreaux de ce tuyau de silice au-dessus du fleuve. Cette passerelle érigée en 2010 est un combiné de la passerelle Simone-de-Beauvoir sur la Seine et du Pont de la Liberté que j’ai traversé en janvier à Buenos-Aires. La modernité conceptuelle uniformise-t-elle les capitales du monde ?

Pause pour se désaltérer devant la nappe brodée d’un table dans une rue piétonne. Sandra teste un thé à la bergamote, je mise sur une limonade à la « taragon »... C’est bon, je reconnais le goût familier… mais impossible de mettre un nom dessus !?! On charabiate avec le serveur : « Anis ? »… il fait non de la tête, « Fenouil ? » Non plus…
[Ce n’est que sur sa tablette, ce soir, que Sandra identifiera le mot correspondant en italien : « Dragoncello »,  et moi… en attendant Godot et mon retour à Paris pour découvrir que « Taragon » n’est autre que le nom du personnage de Samuel Beckett, « Estragon » comparse de Vladimir !] Ce cher Dédé boude, il me chuchote à l’oreille sa déception ; « Si j’avais su, j’aurais pas v’nu ― lâche-t-il dépité ― pas vu le bout de la queue d’une andouillette suspendu parmi tes foutues tchourtchkhelas dans ce pays à la mords-moi-le-nœud ! et ― conclut-il fidèle à son registre idiomatique charcutier ― Ici, tout part en  eau de boudin… » 

Verstes sur les trottoirs de Tbilisi. Comme des oignons égrainant leurs pelures, on a tombé nos vestes au fil des heures en se désapant d’1 puis 2 teeshirts dont on s’était vêtues en quittant notre rue Soulkhan-Saba. Dédé râle, ronchonne, il cuit entre mes hémisphères… Nous, on finit l’après-midi en débardeurs devant la tour de l’horloge de Gabriadzé où on a réservé deux places pour « Ramona » à 20h30. [On voulait voir sa célèbre pièce « Stalingrad » mais on s’est trompées de date, il la joue demain !] Assises sur le remblais devant son théâtre, on a droit au carillon de l’angélus frappé sur la cloche par l’ange qui apparaît à la fenêtre s’ouvrant au sommet du donjon, puis à la farandole de marionnettes qui ponctuent l’arrivée du crépuscule. Dédé est baba ! Il est cloué de stupéfaction devant le défilé en bois de ces fragiles figurines musicales ! Et s’il a daigné levé ses paupières quand elles ont apparu, il les rabaisse quand les volets se referment derrière leur passage… nous laissant finir d’ingurgiter nos khatchapouris, celui de Sandra à la viande et au fromage… le mien au « taragon » … La bicoque où on les a achetés n’en avait pas aux andouillettes, d’où la bouderie de Dédé… À 20h10, il nous faut entrer dans l’adorable salle du théâtre de marionnettes.

Le spectacle est en géorgien mais l’ouvreuse distribue des casques pour suivre la pièce en russe. On choisit de lire plutôt les sous-titres en anglais qui défileront sur le prompteur au-dessus de la scène. On s’assoie au premier rang car j’ai pris soin de réserver nos places par internet depuis Paris au mois de mars… pas folle, la guêpe ! C’est complet. La lumière s’abaisse decrescendo et nous voilà dans le noir. Quezaco ? trésaille Dédé… Recouche-toi, mon vieux, on est au théâtre… Fiche-moi la paix  ! Le pauvre décoche un coup de coude sur mon cortex cérébral, radote et maugrée quelques jurons avant de sombrer dans un sommeil agité par tant de choses qu’il a découvertes depuis notre arrivée ce matin à l’aéroport de Tbilisi. Coincé dans mon crâne, il ne peut pas se lancer dans une de ses fréquentes crises de somnambulisme mais, entrant dans la phase de sommeil paradoxal, le voilà qui se met à marmonner à voix de plus en plus forte et dans un élan narcissique parle de lui à la 3ème personne :  Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé y prendre mes andouillettes… Ma voisine me dévisage… Pour clouer le bec de Dédé avant d’être la risée du public international autour de nous, j’improvise vite une comptine et il finit par s’endormir quand je le berce en chantonnant :

Dis, t’as vu Monte Carlo ? 
Non, j’ai vu monter personne…
J’ai vu mon thé monté…
Mon thé pas fou, Dédé ?
Dis, t’as vu Monte Cristo ?
Non, j’ai vu monter personne…
Ni Monter Negro,
Ni Monter Vidéo,
Non, Dédé, j’ai vu monter personne…
Mais… Oui, ou va monter au Kazbek ! 

À suivre…

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