Dédé au mont Kazbek [3ème épisode]

     « Ramona » commence par le défilé de wagons de 2 trains se croisant dans la nuit. Je tâche de maintenir mes yeux écarquillés pour suivre les amples, larges, longues, lentes courbes que la lumière décrit en zigzaguant sur le rideau noir. Mais le pointillé des lucioles – chapelet de hublots brillant dans l’obscurité – m’hypnotise et bientôt, comme les pupilles de Mowgli sous l’emprise du regard de Kaa-le-python, les miennes, essayant de s’accrocher au collier lumineux, décrochent et je sombre dans les bras de Morphée, en dépit des coups de coude de Sandra qui tente de me réveiller pour profiter de la pièce que j’attendais de voir depuis si longtemps ! En vain. Je me réveille sous les applaudissements enthousiastes de la salle conquise ovationnant les 5 marionnettistes qui viennent saluer devant nous. Je me console quand Sandra me raconte  ― sur le chemin de retour à pied le long du bd Rustaveli ― l’insolite histoire contant les amours, sous l’ère soviétique, de « Ramona »  ― qui n’est autre qu’une locomotive ― avec son  compagnon ― lui aussi incarné par une loco ! ― Ah, bon ?!

Sandra reste rêveuse… Dédé n’a rien raté des explications [en anglais qu’il commence à déchiffrer depuis qu’il nous entend papoter english, idiome commun à Sandra-la-Romaine et moi-la-Parigote]. Sacré Dédé, ce « fleur bleue » s’est laissé happer par l’intrigue de l’amourette géorgienne entre locomotives…

La maisonnée rue Soulkan-Saba est endormie, sauf Zviad – mélomane féru d’art lyrique, en particulier des opéras de Verdi – qui démonte sur la table de la salle à manger les enceintes d’une énième chaîne hifi récupérée ici ou là, bricole, répare pour y savourer – une fois l’appareil remis en état – les opéras de son idole. L’an dernier déjà j’avais été édifiée par la passion de cet aficionado du concertiste. J’espérais lui faire plaisir avec les chansons de Brassens traduites et interprétées en russe par un Français rencontré lors d’un récital au Barroux [ce prof, passionné par notre Sétois national, trimballe ses élèves à travers la Provence en finançant leur transhumance par des concerts] mais quand j’ai tiré de mon sac ce matin le CD des succès de Jojo à la pipe hexagonale, Zviad n’en a pas fait grand cas… Tina a englishmently remercié, mais lui est retourné à ses compils de Rigoletto, de Nabucco et de la Traviata. Il sifflote la « Marche nuptiale » de Guiseppe, son Cygne de Busseto… Je sens Dédé se dresser comme un soldat de plomb sous ma membrane tympanique. Galvanisé par la mélodie du compositeur dont notre hôte géorgien est mordu, le voilà, gagné par l’enthousiasme zviadien, qui tente de décrocher d’une main mon marteau auriculaire pour scander Aïda sur l’enclume de l’oreille gauche en pinçant, de l’autre main, la corde de mon tympan droit ! Holà Dédé, calme-toi, demain je t’emmène avec Sandra chevaucher la girafe de Pirosmani au musée Amiranachvili, les pouliches des Amazones et décrocher la Toison d’Or avec Jason. Entends-tu Sandra qui ronfle déjà sans se laisser troubler par les notes de son compatriote ?

      Après une nuit agitée par des visions de l’or de Colchide – le « trésor de Vani » – Dédé est fébrile le lendemain en se confrontant aux ossements de « l’homme de Dmanissi » – le plus ancien Européen –  gisant derrière une vitrine dans le sous-sol du musée National… En découvrant la variété d’objets artisanaux de la section ethnographique, je revois la fresque des métiers inscrits dans la faïence tout autour de la rotonde de la salle Jean Jaurès, à la Bourse du Travail, rue du Château d’Eau : boucanier, peintre, luthier, charcutier, armurier, graveur, tailleur, charpentier, régisseur, batteur d’or, serrurier, passementier, tourneur, boucheur, limonadier, cordonnier, fondeur, jardinier, pâtissier, menuisier, sculpteur, tabletier, doreur, lainier,  épicier… tant de métiers qu’ont pratiqués les êtres humains sur tous les continents de la terre… et le tien, Dédé-le-boucher recroquevillé dans l’antre de ma tête, que j’ai arraché à ta boucherie pour me suivre dans les monts du Caucase…

C’est pourquoi je t’enjoins de partager avec moi une tisane au taragon la veille de la fameuse ascension… Et oui, à nous le mont Kazbek ! Nous y voilà, Dédé ! Lundi – si le cœur t’en dit – voici le grand jour promis où on va affronter avec Sandra les versants du Grand Caucase sur la « route militaire » qui grimpe, entre l’Ossétie du Sud a sinistra,  les sommets enneigés a destra, dans le seul passage ouvert vers la Russie et la Tchétchénie voisine, où court la conduite de gaz qui approvisionne, depuis l’ex-mère-Patrie soviétique, ses anciens pays satellites. 

P’tit déj’ roboratif et on traverse la place de la Liberté où St-Georges terrasse inlassablement le dragon au sommet de sa colonne, et on  s’élance – équipement de montagne dans le sac à dos (moufles, écharpes, bonnets) – vers le véhicule qui attend rue Léselidzé devant l’agence où on a réservé hier des billets pour l’excursion. Notre guide s’appelle Paata, le chauffeur Roman. Des individus plantés au bord du trottoir se rassemblent comme des grains de raisins reformant la grappe initiale et nous voilà, une vingtaine sur 6 rangées de sièges d’un Ford, agglomérat intercontinental d’Européens, Américains, Asiatiques et Hassan, seul représentant du continent africain. On remonte le bd Rustaveli, enjambe la Koura qui serpente au soleil, en écoutant les commentaires de Paata, en russe puis en anglais. Bercés par le ronflement du moteur, Sandra et Dédé s’endorment le long de la vallée des ducs d’Aragvi cisaillant la chaîne de Mtioulétie, sa tête à elle dodelinant contre la vitre, sa tête à lui contre mon lobe frontal. 1er arrêt à la forteresse d’Ananouri près du lac de Jinvali, puis Roman nous rembarque vers le Col de la Croix. Avant Goudaouri, la station de ski à 2196 m d’altitude, notre Ford est stoppé 1h à la queue d’un serpent de camions pour que des terrassiers redressent un pylône électrique qui bloque la voie. Il neige. Tunnels claustrophobiques. Dans un bourg montagnard, on échange notre Ford pour se répartir dans 3 jeeps. Sandra et moi nous trouvons à l’arrière de celle baptisée « ADRÉNALIN » avec Nils, Azad (un jeune Kurde vivant à Seattle), Natacha & Ekaterina (2 sœurs) de Kazan, Saïd de Doubaï, Hassan, Vladimir (nouveau chauffeur) et toi Dédé, clandestin plus excité que jamais dans ma tête ! 

      Silence dans l’Adrénalin frôlant sur la voie en lacets de vertigineux précipices. Une vague blanche dévale entre 2 plis de la montagne. Eka traduit le commentaire du chauffeur : « Les avalanches sont fréquentes ici ». Ah bon… De nouveau coincés par une congère en travers de la route. Une mélodie géorgienne emplit l’habitacle. Abandonnant Vlad au volant, on enfile cagoule et gants de laine pour se faufiler dans le couloir creusé par les pelles des montagnards et continuer à pied en luttant contre le vent jusqu’à la chapelle de Kazbegi. Le pic du Kazbek est dissimulé dans la brume. Quand on atteint la chapelle, un chien attend, truffe levé vers la cime qui, à 5047 m, se dégage majestueusement du brouillard. Ulysse est mort, ce clebs n’est pas Argos mais « Kazbek » : il porte le nom du sommet dont il garde la souche, au seuil de la chapelle où il a fait son gite, avec le pope pour seule compagnie, et les visiteurs de passage…

Le ciel est bleu. Je m’assois sur un muret où Nils s’installe à côté de moi. Il est de L.A. et s’étonne d’apprendre que je suis parisienne. « C’est marrant, me dit-il, avec son accent californien, j’ai vécu un an à Ménilmontant. Les yeux tournés vers le Kazbek maintenant totalement dégagé du col de nuages, il se prend à rêver, souriant à ses souvenirs : Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre mes andouillettes… » Je sens un fantôme s’étirer à cheval entre mes deux hémisphères, s’échapper par mon conduit auriculaire et s’envoler vers les parapentes qui valsent à l’horizon sur les pentes du Kazbek…

Le monde est décidément bien petit, n’est-ce-pas, Sandra ?



FIN

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