Quand elle est belle c'est la vidange


«La vie quel drôle de balai, on ne s’en sert qu’une fois». C’est par ces mots étranges que Dédé m’a interpellé dans ce bar, où les volutes épaisses qu’exhalaient les cigarettes des joueurs de belote, s’additionnaient aux éclats de voix que réfléchissaient les murs, eux, attestant du niveau de vie en rose comme le saint pour sein. C’était chez la mère Cubizol, un jour d’hiver chez pochtron minet, à deux pas du grand sapin, orgueil de notre mairie, dont les décorations gigantesques logeaient à peine dans nos jeunes rétines. J’avais 7 ans, la vie était prometteuse. Mais fidelou je me laisse aller à la nostalgie, reprenons! Dédé, figure emblématique de notre quartier, dont les produits humectaient les papilles et asséchaient les porte-monnaie, dont la devise était : le gras c’est la vie. Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre des andouillettes et sur la porte de sa boutique, une affichette collée à la hâte avise que le commerce est fermé pour cause de décès. Quelque peu désorienté je m’empresse de rapporter la nouvelle à mon père. Ce dernier d’heureux chef fonce chez Cubizol .Je le talonne, et à son arrivée dans le bar, il s’exclame : « Dédé est mort ! ». Dans un silence de cathédrale c’est à peine si j’ai pu entendre Madame Cubizol, dans une longue plainte, « Mais c’est pas possible, qu’est-ce qu’il a eu ? » Et là simultanément, tous les occupants s’exprimèrent de concert dans un brou à ha ! indescriptible.
La vie d’un commerce de proximité, aux accents de terroir authentique, la qualité gravée dans le billot, venait de sombrer dans une mer de sarcasmes où le dépit de l’eau était le plus fort.
L’abattement général n’était pas vécu de la même manière selon chaque participant. La salle était pleine, pas qu’elle, la disparition de Dédé affectait les plus altruistes, les autres pleuraient déjà sur leur tête de veau ou leurs rognons au madère, l’entrecôte ou la poire tendres et juteuses à souhait qui disparaissaient avec Dédé. L’énormité de la nouvelle déclenchant les pires effets, un groupe revendiquait le droit à représailles contre les partisans de la cuisine légère, des régimes de toute nature, les ennemis en tout genre de la charcutaille et de la bidoche. Puisque la vie saine et tranquille de notre artisan ne pouvait en aucun cas être responsable de son anéantissement, il s’agissait donc d’un complot.
La vie de château est fort close, nous entrons dans l’ère de la soupe populaire, où un brouet insipide remplacera désormais les fragrances du cul noir qui dort avec son bouquet garni et son accompagnement d’oignons doux des Cévennes.
Un second groupe, plus raisonnable, admettait que Dédé ne vivait pas d’amour et d’eau fraîche, et qu’il ne consommait cette dernière qu’en mélange avec son Ricard. Mais tout de même! Une perte aussi brutale, alors que la veille il avait assommé sa tablée à coup de dix de der et d’un bon demi litre de cette boisson anisée dont il raffolait.
Plutôt une vie de patachon qu’une vie d’ascète, pratiquée dans le respect d’une consommation gourmande et la vénération du bon produit, presqu’une charcutothérapie.
« La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie », reprenant cette citation célèbre d’André Malraux mon père mit fin au cortège terrible entrant dans ce temple de l’eau de vie.
Alors que le doute s’installe, une énorme vague de soupçons pulvérise les scrupules des plus cons vaincus. Et si les responsables low cost de la grande distribution étaient à l’origine de l’assassinat ?
C’est une hypothèse crédible lorsque l’on tient compte du niveau de vie courant parmi ces distributeurs de marchandises à l’origine suspecte, au descriptif amphigourique, à la destinée intrinsèquement vénale par opposition à notre Dédé, dont le but premier était la jouissance papillaire, et mamie hier, la jubilation maxillaire, l’extase stomatologique.
« Voilà une beaune piste » s’exclama Adrien Picrate, en se versant un grand vert de Mâcon rouge.
« En effet » lui rétorqua Alain Tendance, avec l’assurance du questeur ne se posant pas de question.
« Il faut gagner sa vie, ce qui nous contraint à des choix déchirants. Privilégier sa carrière au détriment de sa famille, défendre son niveau de vie, mettre les pas sages à niveau, monter dans l’échelle sociale en veillant aux cons descendants, tout un processus demandant un haut degré de résilience ».
Le premier groupe se voyant condamné à une vie de bohème, une longue et rance, décida de se défoncer à l’alcool de riz, puisque tout le monde le sait, qui rit vendredi dimanche pleurera.
Le deuxième groupe , plus terre à terre ,évite l’éphémère en ancrant son raisonnement dans le prose à Ique, ébauchant la thèse que les lobbys de la mal bouffe auraient pu commanditer le meurtre de Dédé. Cette hypothèse pleinement  vraisemblable traçait son chemin dans l’hypophyse des occupants du bar.
« Mais oui, c’est ça ! C’est l’histoire du pot de merdre contre le pot-au-feu ! »  ainsi parla Zara Toudroit .Un frisson parcourut la sans blé. Pour la première fois depuis le drame, une piste apparaissait compatible avec les thés aux riz du plus grand nombre, une stratégie commune pouvait maintenant s’élaborer.
Après maintes palabres , un consensus se dégagea péniblement. Le premier groupe marcherait en ordre de bataille. Prendre Dassault la citadelle du consumérisme dans une rafale de larmes automatiques, c’est venger la mort de notre Dédé, c’est prouver à la planète en tiers que le partage reste l’ultime solution à la désolante répartition des richesses.
Le deuxième groupe pour sa part doit se faux-filet, discrètement, sans tailler une bavette, en affrontant la côte jusqu’au gîte du Préfet, sans flanchet, avec juste un peu de poire pour la soif, malgré l’onglet sur les doigts douloureux crispés sur la hampe du drapeau noir.
Le choix de cette stratégie est un compromis entre les pacifiques  et les belliqueux, et si un océan les sépare le destin les réunit car il n’est pas que beau.
Ces chevaliers de la table de bistrot, ronde ,carrée ou ovale, prêts à faire don de leur organe (la voix du peuple souverain  hydraulique , voir hydrosoluble , comme le pastis) pour défendre les valeurs de notre France, à la vie à la mort. Ces experts en cochonnailles variées, en plats du terroir, en viandes de qualité, iront jusqu’au sacrifice suprême pour garantir aux générations futures une subsistance saine et généreuse.
Madame Cubizol, dont la réputation de forte tête n’avait d’égal que son physique plantureux, s’adressa dans une intonation solennelle à l’assistance publique : « Il me semble indispensable qu’avant toute action, nous rendions un hommage à notre Dédé, en portant un toast à sa mémoire. Trinquons pour la paix de son âme, avec cette boisson dont il était extrêmement friand ! ».S’ensuivit un tonnerre d’applaudissements. Les gorges asséchées par l’émotion autant que l’hypothalamus annonçant une récompense,  les contenants destinés à recevoir la potion magique, qu’un druide, à son époque nomma le ris quart (pour connaître la juste mesure et ne pas le confondre avec le ris dévot).
C’est dans un joyeux tintamarre que l’anis imprégna l’atmosphère, et là au milieu des glaçons qui prenaient leur bain en fondant de plaisir, l’aréopage suffoqué vit devant l’huis du bar un fantôme ressemblant trait pour trait à Dédé qui tonna : «  Alors on n’attend pas Dédé ! ». Après quelques malaises, quelques larmes de joie et une fois digérée l’énorme surprise, notre revenant expliqua que son absence était due au décès brutal d’un ami, qui comptait beaucoup pour lui, et que dans l’affolement il n’avait pas eu la présence d’esprit de compléter l’information sur sa boutique.
Il lui fallut faire face à sa popularité, porté dans l’allée graisse, jusqu’à la porte de son échoppe.Notre Dédé après son expérience de mort défectueuse, décida de reprendre le cours de sa vie, pour vénérer lard du jésus, la robe de la crépinette, les gens bons et toutes les cochonneries qui illumineront son quotidien. Allez Louyat !

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