Dédé au mon Kazbek ! (première partie)

Je m’apprête à partir dans le Caucase quand arrive dans ma messagerie une invitation à participer au prix Rididine… Quézaco « Rididine » ? La curiosité est plus forte que mon barda à préparer, j’ouvre la pièce jointe, ça ne mange pas de pain… Tiens donc, un greffier y confirme l’invit et présente le règlement : textes de 2000 à 8000 caractères – espaces comprises – avec phrase à coincer quelque part à l’intérieur : « Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé y prendre mes andouillettes… » Why not ? Ça me botte, mais on verra plus tard… pas la place d’embarquer mon ordi par-delà la mer Noire… Je m’y mettrai au retour, au calme, en redescendant des montagnes ! D’ici là, caser le défi épistolier quelque part au creux de mes deux hémisphères… Emporter ce Dédé dans un coin de ma tête à défaut de le porter dans mon sac à dos et le laisser en latence roupiller au chaud dans mon inconscient. 

Nous y voilà… Je suis revenue et j’avoue m’être bien amusée avec Dédé en Géorgie ! Quel chouette compagnon de voyage ! Voici donc mon journal de bord caucasien : 

À l’arrivée à Tbilisi, Zviad m’attend au milieu de la nuit, mais plus besoin d’ardoise avec mon nom pour se reconnaître après le passage de la douane, comme l’an dernier quand j’ai débarqué la 1ère fois chez lui & Tina (sa femme devenue depuis une amie tchatcheuse par mails par-delà les frontières géographiques). Mon vol Georgian Airways est en retard, mais Zviad est là, à 4h du mat et m’annonce qu’on ne va pas illico à la maison… une Russe anti-Poutine qui vit à Berlin arrive dans vingt minutes de Varsovie où elle a fait escale. Les vingt minutes s’allongent en quarts d’heures et je somnole sur le carrelage du hall de l’aéroport pendant que Dédé pionce, lui, callé dans le hamac de mon corps calleux. Enfin voilà Olga. On colle sa valise à roulettes à mon sac à dos dans le coffre de la Mercédès et vamos à la casa ! En chemin, j’apprends qu’Olga est journaliste et interdite en Russie, au risque de moisir en taule pour délit d’opinion ; elle vient bosser en Géorgie avec des collègues indésirables comme elle dans son pays… Peuchère ! 

Grosse émotion de retrouver cette capitale aimée, encore endormie mais dont je reconnais les rues, les monuments, les ponts enjambant la Koura, l’avenue Rusvateli. Dédé se réveille dans mon hémisphère gauche en face de Saint-Georges perché sur la colonne de la place de la Liberté pour terrasser le dragon – devant sa dorure de bronze éclatante, Dédé, un peu myope et encore dans le coltar, croit qu’on est encore à Paris et qu’il s’agit du Génie ailé sur la colonne de Juillet à la Bastille – Sololaki ! Mon cœur fait boum ; Zviad se marre, m’envoie un clin d’œil rue Léonidzé et met le clignotant, 1ère à droite voilà notre rue Soulkhan-Saba avec au bout le grand building de l’époque NKVD de Béria ― Commissariat du Peuple aux Affaires Intérieures, l’ancêtre du KGB… ― La page soviétique est tournée… mais Dédé frissonne, s’impatiente, fait la navette de mon hémisphère gauche à mon droit, ce qui me donne le tournis… Il est 5h, Tbilisi va s’éveiller ; je n’ai pas sommeil… 

C’est la maison de la Belle au Bois Dormant chez Tina… Zviad fait signe de marcher sur la pointe des pieds. Je loge au rez-de-chaussée, ma minuscule soupente de l’an dernier aurait été trop étroite pour installer 2 lits (car j’ai réussi à convaincre Sandra de me retrouver à Tbilisi pour que je lui présente ce pays que j’ai découvert en 2018 !) Je prie Dédé de se calmer, trouve ma couche à tâtons et attends que le trille du merle par la fenêtre ouverte prenne le relais sur les ronflements de mon amie italienne… Carillon de la pendule : À 6 h, Sandra émerge, ébouriffée, et s’étonne de me trouver dans cette chambre, comme c’était pourtant convenu ! Elle arbore sur le côté droit un teint couleur locale ― si on considère qu’on est sur la piste de Gengis Khan ― de la tempe au menton, du coude au poignet, sa peau boursoufflée est d’un cuivre très asiatique : comme la large écorchure de son genou, sa demi-face mongole est due à sa gamelle hier matin sur les trottoirs de Rome quand elle se hâtait vers l’aéroport… [Dédé est époustouflé par son aspect mais ne moufte pas pour ne pas l’indisposer]. Je sors mes granulés d’arnica, mais un peu tard pour désenfler ses hématomes… 

Sabir intercontinental au p’tit-déjeuner partagé avec tous les hôtes de Tina & Zviad : Olga dort encore, mais sont là deux jeunes Yankees de Chicago et de Washington, une Catalane de Barcelone, un étudiant hollandais, un universitaire de Stuttgart et un couple belgo-helvète ! La coupe est pleine dans la petite salle à manger où on se passe le fromage et la confiture en charabia russe, anglais, espagnol… Ni vu, ni connu, Dédé pique une saucisse et deux tranches de pain d’épices qu’il trempe incognito dans ma tasse de thé noir avant de se recarapater dans mon lobe frontal… sans alerter les deux chats de la maison tbilisienne qui ronronnent béatement au soleil d’avril. Nous sommes au pays des « Dodo », des « Nino », sur la terre des AmazOnes aux prénoms féminins en « O », plutôt qu’en « A » ou en « E » comme en Occident. L’immense statue de Nino domine la ville depuis la forteresse de Tbilisi, alter ego féminin du Cristo Redentor qui veille la baie de Rio du pain de sucre de Corcovado. Honneur aux femmes au pays où la Reine Tamar a régné pendant le « Siècle d’Or » (le 12ème) où sa consœur ― Aliénor d’Aquitaine ― était reine des Francs ! Avec son nom à double-phonème en assonance et allitération, Dédé se sent en territoire ami… 

Nous faut, Sandra et moi, changer des sous en monnaie locale dans un des bureaux de la rue Leselidzé. Un euro équivaut à environ trois laris… on passe pour des nababs avec nos coupures de 20€ ici où le salaire mensuel moyen est de 100 euros. Dédé me souffle à l’oreille qu’il se demande combien coûte un kilo d’andouillettes en Géorgie ? Balade dans la vieille ville aux balcons ciselés en dentelles, aux échoppes colorées. Labyrinthe œcuménique de la cité rassemblant, au hasard des ruelles, la mosquée, les églises arménienne et catholique, la synagogue, la cathédrale orthodoxe sur lesquelles débouchent des placettes ensoleillées. Des babouchkas vendent au bord des trottoirs des gerbes de lilas baignant dans des seaux métalliques. Le vieillard qui proposait ses bouquets l’an dernier n’est plus sur son tabouret à l’entrée du square… 

Quel éventail d’activités sur le programme caucasien, dégustations de khatchapouris, toiles de Pirosmani au musée des Beaux-Arts, théâtre de marionnettes de Gabriadzé ― que j’ai raté au festival d’Avignon ― , marché aux puces du Pont Sec, excursions en marchroutka vers le monastère troglodyte de David Garedja à la lisière de l’Azerbaïdjan, les grottes dans la falaise aux mille trous à gruyère de la reine Tamar, Miskhéta ― l’ancienne capitale ―, la maison natale de « l’Homme d’Acier » à Gori, les plages de Batumi à la frontière turque, le canyon de Vardzia, le monastère d’Abastoumani au-dessus d’Akhaltsikhé où dort la racine paternelle d’Aznavour… 

C’est bientôt la Pâque orthodoxe. Pour 20 tetris [les centimes de lari] des paysannes offrent épices et petits fagots de racines pour teindre les œufs en rouge traditionnel. Les chants liturgiques s’échappent par le porche des églises aux icônes mordorées et leurs notes s’envolent vers les cabines du téléphérique qui surplombent le quartier et s’élèvent vers la statue de Sainte Nino, la mère de Géorgie, et la citadelle Narikala. Dédé est subjugué. Lui qui souffre de vertiges me supplie de ne pas monter dans ces capsules qui se croisent dangereusement au-dessus de nos têtes… Pitoyable Dédé ! Je l’emmènerai plutôt sur l’autre rive du fleuve en funiculaire sur les wagons grimpant au kitschissime parc forain des années 50 où la vieille héroïne de Julie Bertuccelli accrochait dans Depuis qu’Otar est parti des lambeaux de tissu au rameau de l’arbre à souhaits. Dédé jubile et me murmure au creux de l’oreille son vœu de charcutailles ! 

À suivre…

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