Vegan m'a tuer

Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre mes andouillettes et, là, nom d’un buveur de sueur, que l’orage me foudroie, plus de boucherie ! 

Je me frotte les yeux. Il faut dire que j’ai un peu abusé hier soir. J’avais invité ma frangine à souper, bien que le terme « souper » ne soit pas réellement approprié pour les agapes en question : apéritif au vin de noix de ma composition et ses mignardises suivies d’autres cochonneries qui se grignotent afin d’ouvrir les papilles et laissent un bon goût de sel et de gras dans la bouche. Ensuite, pour rétablir un peu les muqueuses surexcitées par ce déchainement charcutier, je lui avais concocté un brochet au beurre blanc pêché par mes soins et dont nous accompagnâmes le dernier voyage dans les eaux acides de nos estomacs par une rivière bien fraiche de Saint Véran. Je voyais bien que ma frangine mangeait extrêmement lentement, à la fois pour déguster la moindre parcelle de goût et aussi pour ne pas me laisser la distancer. Pour rien au monde elle n’aurait déclaré forfait avant le dessert ! C’est un jeu entre nous, il dure depuis quarante ans et durera jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre. Ses yeux brillèrent de mille feux lorsque j’apportai dans un plat rustique en terre fumant : les pieds paquets, recette historique de Toinette, ma grand-mère bien aimée, qu’elle consentit à me transmettre sur son lit de mort. Ce plat c’était un concentré de garrigue. 

- Il y en a bien pour dix, me fit remarquer ma perfide frangine. 

- Comme tu y vas, répondis-je, c’est que j’ai faim moi ! 

Nous mastiquâmes de concert pendant une bonne heure en délayant le tout de deux bouteilles de Cassis Blanc, du Domaine de la Ferme Blanche. 

Nous discutâmes de choses légères et amusantes jusqu’à ce que ma frangine, cette traitresse n’évoque mes dernières analyses sanguines… 

Je m’esquivai prestement et en souriant pour aller chercher le plateau de fromage et sa ritournelle de pains. 

À mon retour, et devant la vue de cette œuvre d’art, elle oublia ces satanés docteurs et je vis que la faim lui remontait des entrailles à la vitesse d’un cheval au galop. 

- Oh, le merveilleux Livarot, s’exclama-t-elle. Et le puissant Roquefort ! Et ce Saint-Pourçain ! Et la ronde des chèvres des pays de Loire… Tu m’as gâté, frangin. 

J’étais tellement heureux quand je voyais son air de gamine devant une boutique de joujoux ! Nous fîmes passer le tout avec une bouteille de Crozes Hermitage 1986 qui aurait pu faire signer des accords de paix à n’importe quel dictateur sanguinaire. 

Nous nous accordâmes un trou normand histoire de vivifier un peu nos intérieurs, puis j’allai chercher mon chariot à roulettes pour finir en beauté. Ma toque sur la tête et mon tablier ceinturé, je commençais à officier devant ma frangine qui battit des mains comme devant un numéro d'acrobates au cirque.

 - Crêpes Suzette à volonté frangine ! 

Quelques digestifs plus tard, nous allions nous coucher de concert en espérant que chaque victuaille ingurgitée trouverait un petit coin peinard de nos viscères pour y délivrer tranquillement ses bienfaits et ne chercherait pas à provoquer une révolution… 

Je me frotte les yeux. Rue Louise Michel. C’était bien ma chère rue commerçante, grouillante, populaire, où je venais chaque jour remplir mon panier, me laissant guider par l’inspiration, les couleurs, les odeurs et surtout par les petits producteurs que j’avais appris à connaitre au fil des ans.

Certes, c’était bien ma rue mais à bien y regarder, elle me parut étrangement silencieuse. Pas de voitures ! Les gens circulaient à pied ou à vélo. On entendait le bruissement du vent dans les platanes et même les gazouillis de quelque piaf. Que se passait-il ? Était-ce une caméra cachée ? Les commerçants s’étaient-ils ligués pour me faire une blague ? 

La boucherie de Dédé s’appelait maintenant Traiteur Végan. 

J’entrai et me retrouvai face à une grande blonde pâlichonne. 

- Excusez-moi madame, mais où est Dédé ? 

- Dédé, dites-vous ? Désolée, je ne connais personne de ce nom, me répondit l’endive sur un ton condescendant. 

Tandis qu’elle poursuivait sa mise en rayon sans plus s’occuper de moi, je me mis à transpirer et mon rythme cardiaque s’accéléra quand je lus sur un tableau de bois le menu du jour : 

* Jus détoxifiant à la sève de bouleau et à la pelouse du jardin du Luxembourg 
* Chou kale farci au tofu et à la graine de chia accompagné de pâtes d’épeautre cuites dans l’eau de la Seine 
* Camembert au lait d’avoine 
* Fondant au chocolat sans chocolat, sans gluten et sans sucre et bien sûr sans œufs. 

Je fus pris de vertige. 

- Ça ne va pas Monsieur ? s’enquit la mangeuse de graines. 

Je repris un peu de consistance en pensant à mes andouillettes. 

- Bon, la plaisanterie a assez duré, Madame. Où est mon boucher ? dis-je en m’avançant vers elle. 

De nonchalante, elle vira effrayée et se rencogna derrière sa vitrine. 

- Votre… quoi ? balbutia-t-elle, livide. 

- Mon boucher ! hurlai-je. Dédé, mon copain quoi ! 

- Mais… Mais… Monsieur, ça n’existe plus les boucheries… On ne tue plus les animaux pour les manger depuis 2075 ! Nous ne sommes plus des barbares ! 

Si j’avais été ne serait-ce qu’un peu croyant j’aurais brandi mes doigts croisés et invoqué tous les saints ou même Satan ! Étant athée et profondément agnostique j’usai d’un autre langage. 

- Tais-toi conasse ! Je veux mes andouillettes ! Je veux mes andouillettes TOUT DE SUITE ! 

- Sortez de ma boutique tout de suite, terroriste, où j’appelle la police, hurla-t-elle. 

Je sortis, paniqué et marchai d’un pas rapide jusqu’au croisement de la rue Jacques Prévert. Vite, prendre un verre au Balto, chez Momo. Oui, un petit blanc pour me remettre, ou même un Cognac ! 

J’aurais bien couru, mais déplacer mes cent vingt kilos à vive allure relevait de l’impossible, comme si on avait demandé à un ours de faire des pirouettes sur Casse-Noisettes. Tant bien que mal, et terriblement essoufflé, j’arrivai à la porte de mon bistrot préféré. Je me précipitai à l’intérieur et m’effondrai presque sur le bar. Un jeune homme me regarda, horrifié. 

- Monsieur ? 

Le temps de reprendre mon souffle et de regarder autour de moi que je faillis m’évanouir à nouveau. Tout le décor avait changé. 

- Vous désirez, Monsieur ? s’impatienta le jeune homme à l’allure de surfeur. 

- Où est Momo ? aboyai-je 

- Je ne connais pas de Momo, désolé. 

Je commençai vraiment à être dépité. 

- Un double Cognac s’il vous plait ! dis-je en tapant du point sur le bar. 

- C’est une blague, Monsieur ? me lança l’imberbe 

- J’ai l’air de plaisanter ? criai-je. Un double Cognac ! Et que ça saute ! 

- Je n’ai que des jus de fruits et des smoothies à vous proposer monsieur, je pense que ça ne vous ferait pas de mal, ajouta-t-il en me jaugeant. Une verveine vigne rouge, ça calme les nerfs et ça élimine le gras, dit-il en se penchant par-dessus le bar. 

Ni une ni deux, je le saisis par le colbac. 

- Je veux de L’ALCOOL, espèce de petit merdeux ! 

Il se débattit et suffoqua comme un poisson hors de l’eau. 

- Mais lâchez-moi vieux fou ! L’alcool est interdit depuis 2050 ! 

- Vous allez arrêter de vous foutre de ma gueule ? hurlai-je en l’envoyant valser parmi ses jus de malheur. 

Il se redressa et attrapa un calendrier qu’il me fourra sous le nez. 

- Regardez ! Nous sommes en 2101, Monsieur ! 

Je ressortis et m’effondrai sur le trottoir. 

- Mes andouillettes ! Mes andouillettes ! 

Et je m’évanouis… 

 Une voix familière me réveilla. J’ouvris mes quinquets et aperçus ma frangine au-dessus de moi, l’air inquiet. 

- Eh bien, tu as fait un sacré cauchemar ! Tu hurlais : « Mes andouillettes ! Mes andouillettes ! ». Tu m’as fichu une sacrée trouille. 

Je l’écartai et me levai prestement pour courir jusqu’à la cuisine. J’ouvris le réfrigérateur, le cœur battant et je les vis, mes andouillettes, bien calées entre les pavés de rumsteck et le gigot d’agneau de présalé. J’en tombais sur le cul. 

- Dieu merci, ce n’était qu’un cauchemar ou une vision ! Heureusement, nous sommes en 2017 ! Viens là ma frangine que je t’embrasse. 

Si les coquilles Saint-Jacques, les poireaux, les carottes et le petit salé l’avaient pu, je suis sûr que de l’intérieur du frigo, ils auraient applaudi cet heureux dénouement.

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