Souvenirs d'un oulipien

Mon métier consistait à écrire des textes à contraintes. À les écrire le plus vite possible. C’est un métier d’homme. D’abord parce que lorsqu’il est devant sa page blanche, l’homme a envie de la noircir le plus vite possible, ensuite parce que lorsqu’il y a plusieurs hommes en compétition, ils veulent tous noircir leur page plus vite les uns que les autres. 

Un métier humain. 

J’étais oulipien. 

Il y eut Raymond Queneau, il y eut Italo Calvino, il y eut Georges Perec, il y eut Paul Fournel, il y eut un Américain et, un jour, il y eut moi. Je fus cette année-là champion du monde de la contrainte et, aux jeux oulipiques suivants, j’eus le Doukipudonktan d’or. J’étais l’oulipien le plus intransigeant de l’Ouvroir, le plus calme, le plus concentré, et mon travail consistait à fabriquer du texte à contraintes.

Tous les grands oulipiens fabriquent du texte à contraintes. 

Pondre un texte à contraintes, c’est d’abord écrire autrement ; de façon à semer le trouble et l’admiration. 

Éblouir. Écrire de telle manière que les autres soient persuadés que vous ne tiendrez pas la distance, jusqu’à ce qu’une génération entière écrive comme vous. 

Dans une vie d’oulipien, on ne peut inventer qu’une contrainte géniale et une seule. Un Américain est arrivé dans l’Ouvroir avec la réputation de « rememberiste » et deux saisons plus tard, les cinquante oulipiens du club se « rememberaient » comme lui. 

Un jour, il y eut moi. 

Être un grand oulipien est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. J’oulipinais à temps plein. J’oulipinais en montant l’escalier de l’immeuble de la rue Simon-Crubellier. Je vivais avec les Impressions d’Afrique en braille sur les épaules pour mieux écrire. Je souriais au papetier et au baron Bic parce que je savais qu’ils m’aidaient à oulipiner. 

Je cassais la tête de ma libraire qui ne lisait que Point de Vue Images du Monde parce que je savais que cela m’aidait à oulipiner. Si vous preniez deux oulipiens à égalité de stylo et de papier, avec la même contrainte, si vous les mettiez à côté l’un de l’autre, c’était toujours moi qui oulipinais le plus vite. 

Les mouvements du cavalier polygraphe qui commandaient l’ordre des chapitres de la VME, je les faisais mille fois par semaine (dans le métier on appelle ça l’oulipine de cheval). Des textes à papous, ceux que l’on entame avec la mine de plomb, j’en rédigeais chaque soir avant de me coucher. Je savais tous les trucs de l’Ouvroir à l’exercice de style près, et à cent quarante à l’heure sur la plate-forme arrière de l’autobus S, je les lisais au ralenti. 

Je me préparais aussi pour ces ateliers d’écriture mous et indécis que les hasards d’attribution des jeux oulipiques nous imposaient. Les ateliers tordus qui permettaient à un Marc Levy, le pisse-copie énurétique, de devenir un champion des ventes. 

Tout compte dans votre carrière. 

Un jour, l’essentiel devint la cinquième lettre de l’alphabet. C’était la cinquième lettre qui faisait bingo. Vous aviez relu toutes les pages du dico, vous aviez changé quatorze fois d’écritoire, vous vous étiez mis en colère et vous aviez perdu pour un petit e caché dans un coin parce qu’en entrant dans la phrase finale vous aviez oublié de vous demander une dernière fois : bon sang d’bois j’aurais pas inscrit un gribouillis proscrit ? 

Quand je dormais, j’oulipinais, quand je mangeais, j’oulipinais. Je lustrais mes phrases, je polissais mes apocopes. Ma cervelle et ma main étaient intraitables, je portais sans cesse sur le nez la marque de mes lunettes de presbyte. 

Lorsque le maître de cérémonie lança le top de départ, il libéra des tonnes de travail. Après, il resta un oulipien penché sur son ouvrage qui n’avait plus ni yeux, ni tête, ni jambe et qui écrivait pour arriver en bas de la feuille plus vite que les autres écrivailleurs. 

C’était la règle. 

Et puis il y eut le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos de l’oulipien. 

Vous aviez passé l’alexandrin greffé et le régime sans t à fond, vous entriez dans le S+7 et vous fîtes cette minuscule erreur, cette petite faute stupide (qui n’est pas d’inattention puisque les oulipiens ignorent l’inattention) qui vous fit perdre de vue la contrainte initiale : « Un matin, j’arrive à la boucherie de Dédé pour y prendre mes andouillettes. » Et là, ce fut le vrai repos, le repos immense. Vous aviez déjà pondu vingt lignes, puis encore dix, et vous vous retrouviez au bas de la page. Plus rien n’eut d’importance, vous n’étiez plus un oulipien, vos muscles se relâchèrent, votre stylographe roula à terre, vous sûtes que vous écrivîtes de la merde.

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